Ci-dessous
voici la publication presque intégrale de M Jacques TERRISSE
article paru dans le
cent soixante quatorzième volume des travaux de l'Académie
nationale de REIMS dont il est membre titulaire
(Rèmes:
habitant de l'antique région de REIMS)
"LE DIEU
A TROIS TÊTES DES RÈMES
le TRICÉPHALE"
par Mr Jacques TERRISSE.
Les tricéphales, quelquefois
appelés "trifrons". sont des sculptures ou
peintures représentant des personnages humains dotés de
trois têtes partiellement fusionnées, d'où leur nom.
Ces représentations sont de toutes les époques depuis
les Etrusques au moins jusqu'à nos jours. (...)
L'inventaire succinct qui suit mettra en
évidence le foisonnement et l'extrème dispersion géographique
et chronologique.
On peut distinguer deux types principaux
courants, avec toutes sortes de différences de détail :
- la première forme présente trois visages fusionnés,
un vu de face, un tourné vers la gauche et un vers la
droite, si bien qu'en les regardant, on ne voit que deux
yeux. Les trois visages sont très ressemblants l'un à
l'autre. Dans une variante très répandue, les figures
latérales sont en oblique, si bien que quatre yeux sont
visibles.
- un deuxième modèle possède les trois têtes séparées
mais attachées à un seul corps. Les visages peuvent
alors être très différents l'un de l'autre. Une
variante fréquente dans l'Antiquité consiste à répartir
les trois têtes autour d'une colonnette, surmontant un
corps unique plus ou moins esquissé.
- parmi les genres plus rares on voit par exemple
associer trois têtes dessinées tournant dans un cercle
à 120° l'une de l'autre, la barbe de chaque personnage
servant de cheveux au suivant, etc...
De nombreux auteurs se sont attaqués à ce problème :
- d'un côté, on trouve les archéologues et les
historiens de l'Antiquité (HATT, S.REINACH, DE VRIES,
DUMEZIL, MOINE etc..) qui s'attachent à trouver un sens
aux nombreuses représentations tricéphales gallo-romaines
qui forment un ensemble très important,
- d'un autre on a les spécialistes du symbolisme médiéval
ou de l'iconographie religieuse (E.MALE, BOESPFLUG etc..)
qui cherchent une lecture spirituelle,
- s'intéressent aussi à la question des personnes qui y
voient des symboles initiatiques, maçonniques ou
templiers (le Baphomet), ou se servent du thème pour
appuyer ou illustrer des idéologies de type occultiste
ou anti-chrétien, par exemple les Témoins de Jéhovah
dans leur argumentation anti-trinitaire.
L'inventaire chronologique qui va suivre n'est pas
exhaustif, simplement il énumère un certain nombre de
modèles sur lesquels il a été possible de trouver des
documents de qualité suffisante.
(...)
L'époque
gallo-romaine siècles I et II
A partir du premier siècle de notre ère, on assiste à
un foisonnement de modèles, d'abord dans le pays Rémois,
puis tout au long du réseau routier "AGRIPPA",
de TREVES à NIMES. Ces sculptures, très généralement
en pierre, exceptionnellement en céramique (BAVAY) ou en
métal (bronze d'AUTUN) sont les survivantes d'une très
vaste production, tant à l'époque de l'Indépendance
que durant l'Empire, et dont les réalisations, qu'on
peut supposer majoritairement en bois, ne nous sont pas
toutes parvenues. Quelle que soit l'interprétation donnée
par les chercheurs, tous y voient une représentation
religieuse.
Le tricéphale type des productions Rèmes
est un parallélépipède de pierre, d'environ 20 à 25
cm de haut, un peu moins de large et 10 d'épaisseur.
C'est donc un petit objet, le plus grand, exceptionnel,
est celui de SOISSONS qui atteint environ 35 cm de haut.
La petite taille de ces sculptures fait penser à une
utilisation religieuse familiale plutot que publique. Le
catalogue ESPERANDIEU en décrit une demi-douzaine,
presque identiques, rien que pour REIMS même (3651, 3652,
3654, 3656, 3657, 3658, 3659) entiers ou endommagés.Dans
ces blocs, l'image tricéphale se présente de face.
Le visage est toujours garni de
moustaches, barbu ou non. On ne voit que deux yeux. Les côtés
sont décorés de motifs divers : figures normales,
couteaux etc.. la partie supérieure est surmontée d'un
animal, un bélier la plupart du temps (coq à SOISSONS).
Ces décors annexes sont utilisés par certains auteurs (Mme
MOINE par exemple) pour identifier le sujet.
A REIMS, on trouve également un très beau pilier à
trois faces (ESP 3655). d'autres, plus frustes,
proviennent de tout le pays Rème : REIMS (3661 - 3745),
BRIMONT(3751), NIZY-LE-COMTE (3762), BROUSSY et AY.
Les vitrines de la grande salle gallo-romaine du rez-de-chaussée
et de la salle celtique du 1° étage du Musée Saint
Remi présentent la plupart de ces oeuvres.
Un bloc (ESP 3756) taillé provenant de LA MALMAISON, près
de LOR, c'est-à-dire des confins Nord du pays Rème,
montre les trois visages de trois-quarts, et représente
en quelque sorte l'intermédiaire entre le modèle
classique et celui sur colonnette. Au Musée des Antiquités
Nationales à SAINT-GERMAIN-EN-LAYE.
La densité particulièrement forte des trouvailles à
REIMS et dans les environs proches fait évidemment
penser à une origine Rème du thème. Mais le manque de
précision des datations est extrêmement gênant : il
faut dire que presque tous ces blocs sculptés ont été
trouvés au 19e siècle, au hasard des travaux de
construction, en particulier dans les quartiers nord de
REIMS, hors contexte archéologique. Les datations ne
peuvent donc se baser que sur des critères stylistiques,
par exemple la présence de barbes ou la manière de
dessiner les yeux, ce qui laisse une marge d'imprécision
trop grande.
Au nord de REIMS, en pays Nervien, à
BAVAY (et aussi à TOURNAI et L1BERCHIES en Belgique), on
trouve des figures tricéphales en appliques de vases.
Ce système d'appliques à motifs religieux indigènes
semble être une spécialité de la région et peut
concerner d'autres thèmes comme celui de MERCURE (vase
de SAINS DU NORD près d'AVESNES par exemple). On
constate, dans ces réalisations Nerviennes une nette
différence d'avec les modèles Rèmes : en effet les
visages sont assez nettement séparés, collés l'un à
l'autre plutôt que fusionnés. De la sorte, quatre yeux
sont visibles.
En dehors du pays Rème et Nervien,
presque toutes les trouvailles s'éparpillent au long du
réseau routier stratégique et commercial (Voie AGRIPPA)
qui s'étend de la vallée du Rhône à la Germanie d'un
côté et à la Manche de l'autre : de TREVES à NIMES.
Celle dispersion est généralement interprétée comme
une diffusion à partir du pays Rème.
Ce sont en général des modèles très
classiques, comme celui de TREVES (ESP 4937). METZ (ESP
7234), des deux de LANGRES (ESP 3287 et un non répertorié).
A COLOGNE, il s'agit d'un petit vase à trois têtes réparties
autour de la circonférence, très différent comme style
des céramiques nerviennes. Le Musée des Antiquités
Nationales possède un modèle très voisin, d'allure et
de taille, mais en verre (provenance non signalée).
Les modèles Eduens des Musées d'AUTUN (ESP 2131-
Provenance DENNEVY en Saône-et-Loire), de BEAUNE (ESP
2083) et de NUITS-SAINT-GEORGES (Les Bolards), se présentent
tous trois sous la forme d'un groupe de trois personnages
dont l'un est tricéphale. Le groupe des BOLARDS est
complété par des animaux dans la partie inférieure :
taureau, cerf, sanglier etc... de véritables miniatures,
en rapport avec la petite taille de l'ensemble (environ
30 cm de haut).
Un autre provient d'ETANG-SUR-ARROUX (Saône-et-Loire,
région d'AUTUN) mais se voit au Musée des Antiquités
Nationales à SAINT-GERMAIN-EN-LAYE. Il s'agit d'une très
petite statuette de bronze montrant un personnage assis
en tailleur. De chaque côté de sa tête se trouvent
deux autres visages nettement plus petits. Le sujet
principal se rapporte donc au "DIEU ASSIS EN
TAILLEUR" que certains chercheurs considèrent comme
une entité particulière dont il existe plusieurs modèles
(Dieu de BOURAY dans l'Essonne, Dieu d'EUFFIGNEIX en
Haute-Marne, un autre à ST-MARCEL-ARGENTOMAGUS dans
l'Indre, au moins un personnage du laineux CHAUDRON de
GUNDESTRUP assimilé à CERNUNNOS. cl derrière lui les
autres CERNUNNOS de REIMS et de VENDOEUVRES dans l'Indre
etc...
Au M.A.N. se trouve également un modèle très fruste
provenant de Bourgogne sans autre indication et de
datation très floue.
De la région de NIMES provient un très beau modèle (ESP
2668) figurant dans les collections du Musée de LYON.
En dehors de cette voie AGRIPPA, les découvertes sont
rares :
- A PARIS, au Musée Carnavalet, un
exemplaire qui a peut-être appartenu au PILIER DES ARMES
DE MARS.
- Au Musée de BORDEAUX, un modèle provenant de la
Dordogne (CONDAT-sur-TR1NCOU) avec trois têtes assez
bien séparées, le personnage unique étant doté du
torque,
- A AUCH(ESP 1055)
- A CABAZAT (Puy De Dôme) où la figure centrale est féminine,
ce qui est exceptionnel.
Dans d'autres catégories d'objets, deux figurations tricéphales
sur intailles, d'origine romaine ou gallo-romaine, sont
signalées, mais sans indication de dates ou de
provenances, l'une ayant été réutilisée comme sceau
par THIBAUD DE NAVARRE vers 1245, l'autre étant d'un modèle
"tournant".
Pour ces tricéphales antiques, les commentateurs
et analystes se répartissent en quatre courants :
Les deux premiers groupes pensent que l'aspect triple de
la tête est une manière un peu originale d'exprimer le
superlatif, la puissance, le chiffre 3 étant, dans
beaucoup de cultures, le symbole de la grandeur.
- les uns (S. REINACH, N. MOINE etc...), s'appuyant sur
certaines décorations annexes, pensent qu'il s'agit d'un
MERCURE local,
- les autres (DE VRIES. S. DEYTS etc...) estiment qu'il
peut s'agir de n'importe quelle divinité.
A l'appui de celte idée générale de puissance,
s'inscrivent les représentations où figurent des
groupes de trois animaux identiques (les grues du PILIER
DES NAUTES à PARIS par exemple), des taureaux à trois
cornes etc...
Par contre. DUMEZIL considère qu'il s'agit de
l'expression des trois pouvoirs tels qu'il les a distingués
dans le monde indo-européen, et particulièrement dans
les cultures celtes : pouvoir royal, sacerdotal et économique.
Enfin, pour J.J.HATT le tricéphale représente, soit
Trois personnages divins associés dans un mythe commun,
soit le même personnage dans trois étapes (avatars au
sens hindou du terme) d'un parcours mythique personnel,
ou un mélange des deux.
Du troisième
au XI e siècle:
Après le troisième siècle, on constate une
absence presque complète du thème dans nos régions
pendant environ un millénaire, aussi bien dans
la sculpture que dans les dessins et peintures, par
exemple on n'en trouve nulle part dans les manuscrits
carolingiens. Ne font exception que deux spécimens qu'on
peut classer dans la bijouterie :
Le petit personnage à trois tétes
figurant sur une des CORNES DE GALLEHUS (Slesvig) date
probablement du début du Ve siècle de notre ère, cette
datation étant tirée de l'étude de l'ensemble du décor
de ces cornes. Mais aucune conclusion définitive ne peut
être établie par suite du vol et de la fonte en 1802 de
ces objets en or.
Un peu plus tard (VIe/VIIe siècles) se situe une boucle
de ceinture mérovingienne en bronze publiée par MOREAU
et provenant du site du MOULIN DE CARANDA, commune de
CIERGES dans le Tardenois.
De date assez imprécise, mais antérieures à la
christianisation qui s'étend dans l'Est de l'Europe à
partir des IXe/Xe siècles, sont les sculptures slaves à
trois faces identifiées tantôt au dieu TRIGLAV et dont
on trouve des représentations en Bulgarie (PLOVDIV), en
Ukraine (IVANKOVSKY) et beaucoup plus au nord à STETTIN,
et tantôt au dieu SVENTOVIT (Pologne). Cela prouve au
moins que cette tradition iconographique n'est pas limitée
au monde celte, bien qu'elle y soit particulièrement répandue.
A partir du XII
e siècle:
A partir du XII e siècle et de l'extension de
l'art roman, les modèles se multiplient dans toute
l'Europe de l'ouest.
La fresque de GURK en Carinthie (Autriche)
attribuée au XIIIe siècle, est d'un modèle tournant.
Des sceaux tricéphales apparaissent en Angleterre au
XIIe siècle, et la Trinité chrétienne dans des
illustrations (BIBLE MORALISES 1226). A la fin du XIIIe
siècle, le HORTUS DELIC1ARUM, manuscrit alsacien bien
connu, présente une Philosophie coiffée d'un casque à
triple tête. A peu près à la même époque, à ROUEN,
à la fontaine des Evoques de Lisieux, le triple casque
devient une triple tête.
Une
certaine confusion règne dans les datations des
sculptures et décorations secondaires des églises
romanes, car beaucoup de celles-ci ont été fortement
restaurées après la Guerre de Cent Ans. En effet, les
églises des XIe et XIIe siècles équipées à l'origine
pour leur presque totalité de plafonds horizontaux de
bois, incendiés ou au moins endommagés par suite d'un
siècle de combats et d'abandon, ont été. lorsque les
moyens locaux le permettaient, dotées de voûtes de
pierre lors de leur reconstruction. Il faut donc
reporter à la période 1450/1550 tout ce qui se rapporte
à ces voûtes nouvelles : nervures de soutien, corbeaux
d'appui, colonnes supplémentaires et d'une manière générale
tout le décor des parties hautes : modillons, frises etc...
Le même raisonnement peut s'appliquer aux bas-côtés de
certaines grandes églises, construits en matériaux légers
à l'origine et reconstruits en dur aux XVe & XVIe siècles
avec voûtes, colonnes d'appui, contreforts etc...
Parmi les tricéphales attribués au XIIIe siècle,
mais douteux, et ceux nettement placés au XVIe, on
trouve un très grand nombre de petites pièces de
sculptures : corbeaux, modillons, chapiteaux par exemple.
La liste est longue. A noter que c'est seulement à cette
époque que se généralisent les modèles à 4 yeux,
rares à l'époque gallo-romaine.
Dans la région : NOTRE DAME EN VAUX à
CHALONS, églises de TAGNON, LEFFINCOURT, NESLES le
REPONS (1518), St AMAND sur FION, POISSONS (hte Marne
1530), plus loin CLUNY, St JEAN de LOSNE (Cote d'Or),
MIEGES (Jura -1603), Hôpital de DOLE, ANGERS (un
modillon à la Cathédrale et un chapiteau à ST-NICOLAS),
Cathédrale de VANNES (1517). Cathédrale de BAVEUX.
OLORON-STE-MARIE. etc...
Il est évident, si on considère l'emplacement de toutes
ces pièces, qu'elles ne représentent que des thèmes
mineurs et ne peuvent en aucun cas être considérées
comme des images trinitaires. Détail
singulier, ces sculptures sont à peu près toutes placées
sur le côté nord (gauche) des églises.
En même temps que les modèles en pierre, on
trouve des quantités de tricéphales en bois,
dans les sculptures dites "gothiques" réalisées
après 1440, pour l'essentiel des miséricordes
de stalles, particulièrement groupées dans le
secteur Alsace du sud -Franche-Comté - Suisse
occidentale - Savoie : Eglise ST-THIBAUT
de THANN - 2 ex (1441). Cathédrale de SAINT-CLAUDE (1465),
Cathédrale de SAINT-.IEAN-DE-MAURIENNE ( 1498), Collégiale
de CUISEAUX (Saône-et-Loire - Fin 15e), SAINT-POL-DE-LEON
(1512), Collégiale de CHAMPEAUX (Seine-et-Marne -1522),
Cathédrale de LAUSANNE, Eglise ST-LAURENT à ESTAVAYER-LE-LAC
(Suisse - 1525), Eglise des Dominicains à COPPET (Suisse
- 1525). ST-GERVAIS (PARIS - 1550), Chapelle du château
d'USSÉ (1645) etc... I1 est évident que
le thème ne représente alors aux yeux des sculpteurs
rien de très glorieux et certainement pas la Trinité
chrétienne. Mais cela ne veut pas dire qu'il se fasse
n'importe quoi : là aussi, on note que les miséricordes
à tricéphales se trouvent à peu près dans tous les
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